I. Le marais oublié
Au sud de la Bretagne, là où les routes s’effacent dans la vase, s’étendent les Marais de Serwën — un vaste labyrinthe aquatique perdu entre terre et mer, où nul n’ose s’aventurer après le coucher du soleil.
Ce marais n’a pas de bord. Il respire, change, digère. On dit qu’il cache une créature ancienne, née quand l’eau et la lumière parlaient encore la même langue : l’Éclaireur.
II. Les disparus
Depuis des siècles, voyageurs, soldats, bûcherons ou contrebandiers s’y sont aventurés. Certains en sont revenus, l’esprit brisé. D’autres jamais.
Les rares récits évoquent tous la même chose : une forme droite, fine, de deux mètres au moins. Un corps fait d’algues et de pierre noire, qui flotte à quelques centimètres du sol. Des yeux blancs comme la lune dans le brouillard, et une voix qui n’est qu’un souffle humide.
III. La venue d’Éloïse
Éloïse, botaniste et cartographe, était obsédée par Serwën. Elle ne croyait pas aux contes. Elle ne craignait que l’ignorance. Mappant la région pour un atlas environnemental, elle entra dans le marais en novembre, seule, déterminée à tout consigner.
À peine à deux kilomètres de l’entrée, elle sentit la température chuter. Le silence n’était pas normal : pas d’oiseaux, pas de grenouilles. Juste l’eau, et quelque chose dessous.
IV. La rencontre
Le deuxième jour, alors que la brume recouvrait tout, elle vit les roseaux s’écarter sans vent. Quelque chose passait.
Puis elle le vit.
Pas une bête. Pas un homme. Une présence dressée, faite de mousse et de roche, ses bras pendants, son torse parcouru de fissures bleutées, comme de la lave froide. Il ne bougeait pas. Il observait.
Éloïse recula. L’être ne réagit pas. Elle sentit, au plus profond d’elle, que ce qu’elle avait en face n’était pas dangereux — mais ancien. Et fatigué.
V. Le murmure de l’eau
L’être lui parla sans bouche. Sa voix résonna comme un courant lent, dans sa tête.
« Tu entres là où le monde a oublié. Qui es-tu pour nommer ce qui doit rester silencieux ? »
Éloïse, tremblante, répondit par la pensée.
« Je cherche à comprendre. À apprendre. »
Il resta silencieux.
« Tu peux observer, mais ne cartographie pas. Ce marais est mémoire. Toute tentative de le figer est un oubli. »
Puis il disparut, absorbé dans la brume.
VI. Le pacte
Éloïse resta dans le marais deux semaines. Chaque nuit, l’Éclaireur apparaissait. Il ne parlait plus. Mais il marchait avec elle, lui montrant les plantes oubliées, les chemins mouvants, les pierres qui chantent quand la marée monte.
Elle comprit qu’il gardait. Non pas un lieu, mais le tissu même du vivant — cette part du monde que l’homme veut nommer, mesurer, mais qui doit rester libre.
Avant de repartir, il lui laissa une pierre noire, veinée de bleu.
VII. Le choix
À son retour, les scientifiques lui demandèrent cartes, photos, données.
Elle répondit qu’elle n’avait rien trouvé de concret. Juste un marais trop instable pour être cartographié. On la traita d’incompétente, de rêveuse.
Mais dans son jardin, elle planta la pierre noire. Chaque nuit, une lumière bleue en montait. Elle comprenait désormais que certaines vérités doivent rester non transmises.
VIII. Une légende vivante
Depuis, on dit qu’Éloïse vit près des marais. Certains touristes rapportent l’avoir vue marcher seule, les yeux dans le brouillard. D’autres disent qu’on entend des chants graves dans les eaux, comme des voix anciennes qu’on aurait oubliées.
Le marais est intact. L’Éclaireur veille.