I. Le val sans nom
Dans le creux des montagnes vosgiennes, bien au-delà des sentiers balisés et des villages endormis, se trouve un vallon que l’on évite de nommer. Les anciens l’appelaient jadis le Val-Perdu, bien qu’aucune carte ne l’indique, comme s’il glissait chaque année un peu plus loin dans le monde de l’oubli.
Ce lieu est silencieux. Trop silencieux. Pas un chant d’oiseau, pas un bruissement de vie. La mousse y pousse épaisse, sur des rochers tranchants comme des lames. Les arbres y sont recourbés, tordus comme s’ils criaient en silence.
Et puis, il y a cette rumeur… Celle de la Dame.
II. Une nuit dans la forêt
Tout commence à la fin du XIXe siècle. Le jeune Théodore Reigner, apprenti forgeron du village de Ban-le-Haut, avait parié qu’il trouverait une ancienne mine de fer cachée dans les hauteurs du val, un vestige des anciens mineurs.
Par bravade, il s’y aventura seul, une lanterne au poing, ignorant les suppliques de sa mère et les regards graves des anciens.
« Ne vas pas là-haut la nuit », lui avait dit le vieux Marcel, les mains tremblantes. « Elle t’y attend… »
Mais Théodore n’écoutait pas les vieux contes.
Il ne revint jamais.
III. Le journal du curé
Deux semaines plus tard, le curé du village, l’abbé Melchior, grimpa dans le Val pour chercher lui-même un signe. Il trouva la lanterne de Théodore, éteinte, plantée dans le sol comme une balise. Et à côté… des empreintes. Mais pas celles d’un homme.
Des traces profondes, longues, comme de pieds nus… mais avec six doigts.
L’abbé, autrefois homme de foi solide, devint fébrile après ce jour. Il écrivit dans son journal :
« Elle m’a observé. Je le sais. Je ne l’ai pas vue, mais j’ai senti sa présence. Elle est là-haut. Elle attend ceux qui ne croient plus aux prières. Elle est vieille, si vieille que la forêt la reconnaît comme une sœur. »
IV. La naissance de la légende
La Dame du Val-Perdu, disait-on, était autrefois une femme du village. Une sage-femme aux longs cheveux noirs, nommée Sybille. Accusée à tort d’avoir causé la mort d’un nouveau-né par sorcellerie, elle fut battue et chassée au cœur de l’hiver 1702.
Elle disparut dans la forêt, mais la neige ne gela pas son cœur.
Certains disent qu’elle passa un pacte avec une force plus ancienne que Dieu lui-même. D’autres affirment qu’elle se laissa mourir sous une pierre sacrificielle… et qu’elle revint.
Plus tard, on retrouva des moutons éventrés aux abords de la forêt, les entrailles disposées en cercle, et dans la neige, des cheveux longs, noirs, mêlés de sang coagulé.
V. Les Visions
Ceux qui osaient s’aventurer dans le Val-Perdu racontaient tous la même chose : au moment de se retourner, lorsqu’on croit être seul… on la voit.
Pas directement.
Pas en face.
Mais dans le coin de l’œil.
Blanche. Immobile.
Et si l’on ose croiser son regard, on entend une voix, douce, lente, déchirante.
« Tu m’as oubliée… »
Puis la vision disparaît.
Mais le mal est fait.
Chaque nuit, ensuite, elle revient dans les rêves. D’abord au loin. Puis de plus en plus proche. Jusqu’à ce qu’on cesse de dormir. Jusqu’à ce qu’on perde la raison.
VI. Le retour de l’étranger
En 1926, un homme nommé André Maurin, ethnologue parisien, entendit parler de la légende lors d’un voyage dans l’Est. Fasciné, il décida de camper dans le Val trois nuits d’affilée.
Il n’en fit qu’une.
Son journal fut retrouvé dans sa tente abandonnée. La dernière page, trempée d’eau et griffonnée dans une écriture frénétique, disait :
« Ce n’est pas une légende. Je l’ai vue. Elle n’a pas de visage. Juste un vide. Un masque sans traits, mais elle me regarde quand même. Elle me connaît. Elle connaît mon nom. Elle m’a murmuré mon dernier rêve. »
VII. Le chant des morts
La rumeur grandit que la Dame du Val-Perdu entend les prières des désespérés. Et qu’elle répond.
Certains affirment lui avoir offert des objets : mèches de cheveux, dents, os d’animaux… et avoir été exaucés.
Mais ces vœux ont un prix.
Un jeune bûcheron du nom d’Éloi pria la Dame de faire revenir sa sœur malade de la mort. Elle revint. Mais elle ne parla plus jamais. Elle restait debout la nuit, face à la forêt, murmurant dans une langue oubliée.
Quand Éloi tenta de l’interrompre, elle se tourna lentement vers lui.
Et il disparut, sans un cri, sans une trace.
VIII. Les témoins modernes
En 2009, deux randonneurs allemands se perdirent dans les Vosges. Après 36 heures, ils furent retrouvés désorientés, déshydratés, les pieds nus et ensanglantés.
Interrogés, ils n’arrêtaient pas de répéter :
« Die Frau mit dem dunklen Gesicht… Sie stand neben dem Wasser. Immer da… Immer da… »
(La femme au visage sombre… Elle était près de l’eau. Toujours là… toujours là…)
Un psychologue conclut à une hallucination collective due au stress.
Mais les guides du coin n’entrent plus dans le Val. Pas même de jour.
Pas même armés.
IX. La forêt aujourd’hui
Il n’y a plus de panneaux vers le Val-Perdu. Aucun sentier n’y mène. Mais ceux qui vivent dans les hameaux voisins savent qu’il est toujours là.
Parfois, à l’aube, on voit une brume étrange ramper sur les flancs boisés. Elle ne se dissipe pas avec le soleil. Elle semble presque vivante.
Les chiens n’y aboient pas. Ils fuient, tremblants. Les corbeaux volent au large. Les enfants ne vont jamais y jouer.
Mais une nuit par an, la Toussaint, on dit qu’on peut entendre une berceuse s’élever du cœur du Val.
Un chant en vieux patois, si ancien que même les plus âgés ne savent plus le comprendre.
Un chant de mort.
Un appel.
X. Et si vous y allez…
Si un jour, par erreur ou par défi, vous vous retrouvez dans un vallon sans nom, au cœur des Vosges, et que vous ressentez ce frisson glacé qui court sous votre peau…
Si le vent cesse de souffler, et que le silence devient trop lourd…
Si vous croyez entendre une voix dire votre nom derrière vous…
Ne vous retournez pas.
Jamais.
Car la Dame du Val-Perdu ne tolère qu’une seule chose :
Qu’on l’oublie.
Et ceux qui se souviennent…
…ne reviennent jamais.