I. Le pont oublié
Il y a, au fond des gorges de la Langouette, un vieux pont de pierre abandonné, que l’on évite de mentionner dans les guides de randonnée. Les anciens l’appellent le Pont des Trois Nuits. On dit qu’il ne faut jamais y passer trois fois à la tombée du jour.
Pourquoi trois ? Pourquoi la nuit ? Personne ne sait exactement.
Mais tous ceux qui l’ont tenté… ont disparu.
II. Un pari de trop
L’histoire la plus connue remonte à 1913. Trois jeunes du village de Foncine-le-Bas, des garçons forts, rieurs et incrédules, voulurent « tester la légende ». Chacun passerait le pont à la tombée du jour, trois soirs d’affilée.
Première nuit : rires, bravades, rien ne se passa.
Deuxième nuit : silence étrange, un vent glacial, mais rien d’autre.
Troisième nuit : ils ne revinrent pas.
Le matin suivant, les villageois retrouvèrent une chose impossible : leurs bottes posées côte à côte sur le pont, les lacets noués… et rien d’autre.
Aucune trace. Aucun corps.
III. La pierre noire
Le Pont des Trois Nuits a une particularité. En son centre, il y a une pierre noire, polie, rectangulaire, incrustée dans la maçonnerie. Froide même en plein été, elle résonne d’un bourdonnement étrange lorsqu’on y pose la main.
Certains disent que c’est une pierre de scellement, un verrou ancien.
D’autres y voient une pierre tombale.
Le plus ancien registre mentionne le pont dès 1689. On y lisait :
« Le mal y a été contenu. Trois nuits, pas une de plus. »
IV. L’homme sans voix
Dans les années 1950, un homme est revenu. On l’appelait Victor le Muet. Il vivait en ermite, dans une vieille grange au bord des gorges. Il fut retrouvé un matin d’hiver, accroupi au milieu du pont, la bouche ouverte… mais incapable de parler.
Il avait les mains couvertes de suie, les yeux révulsés, comme s’il avait vu quelque chose de trop grand pour l’esprit humain.
Il ne retrouva jamais la parole.
Mais il écrivait.
Sur les murs de sa grange, à la craie : « Elle sort à la troisième nuit. Elle vous regarde depuis l’eau. »
V. La chose sous le pont
Le torrent qui passe sous le Pont des Trois Nuits est étroit, mais profond. Les pêcheurs n’y vont jamais. Les rares qui l’ont tenté parlent de reflets étranges dans l’eau : un œil unique, un cercle rouge qui se dilate au rythme du courant.
D’après les récits anciens, une créature vivrait dans ces eaux, liée au pont. Une entité qui ne peut sortir que trois nuits par an.
Et seulement si quelqu’un l’appelle…
Comment l’appelle-t-on ?
En traversant. Une fois, elle écoute. Deux fois, elle ouvre un œil. Trois fois…
Elle sort.
VI. Les trois étapes
Chaque nuit est une étape du pacte :
- La première nuit, elle vous observe. Vous sentez une présence. Le vent tourne. L’ombre s’allonge derrière vous.
- La deuxième nuit, elle vous suit. Vous la voyez dans les flaques, dans les vitres, dans les reflets. Mais jamais directement.
- La troisième nuit, elle est devant vous. Et vous devez choisir : parler… ou vous taire.
Mais si vous parlez, même un mot…
Elle entre.
VII. Le pacte originel
Selon une légende oubliée, le pont aurait été construit au-dessus d’un ancien lieu de sacrifice païen, à l’époque mérovingienne. Des druides auraient tenté d’y enfermer une entité venue d’un autre monde — la Dormeuse des Eaux — en scellant son esprit dans la pierre noire.
Mais le sceau n’est pas éternel. Il s’use, lentement.
Et le passage, en trois nuits, rouvre la porte.
VIII. Le témoignage de la survivante
En 1987, une femme nommée Claire V., historienne en vacances dans la région, tenta l’expérience seule, avec une caméra Super-8. Elle ne parla jamais à la presse, mais la cassette fut retrouvée.
Voici ce qu’on y entend à la fin :
« Elle me ressemble. Ce visage… c’est moi. Mais brisé. Elle sourit, elle chuchote… Elle me montre quelque chose sous l’eau. Elle veut que je vienne avec elle. Elle me promet que je la reconnaîtrai enfin. »
La bande s’arrête sur un cri.
Claire fut retrouvée trois jours plus tard, dans un état catatonique.
Elle ne parla plus jamais de ce qui s’était passé.
IX. Aujourd’hui encore
On dit que chaque décennie, quelqu’un ose traverser le pont trois fois.
La dernière disparition remonte à août 2015, un photographe amateur. Son appareil fut retrouvé au bord du torrent, ses dernières photos floues, mais l’une montrait une silhouette, au centre du pont, floue… mais étrangement symétrique, comme un reflet humain sans source.
X. Et si vous y allez…
Le Pont des Trois Nuits existe toujours. En ruine. Oublié. Disparu des cartes modernes, mais toujours visible depuis certains points dans les gorges, si l’on sait regarder.
Certains disent que les nuits de pleine lune, on peut y entendre un murmure, au-dessus du torrent. Trois mots, répétés inlassablement, dans une langue que personne ne connaît.
Et si jamais vous sentez l’envie étrange d’y aller, comme un appel qui vous tire depuis l’intérieur…
…retenez ceci :
Une fois, elle regarde.
Deux fois, elle attend.
Trois fois… elle prend.